Entretien de Jacques Garnier avec Jean-Marie Fossey pour la FEP,

à propos du livre :

Le lien social en question »

Comment sauvegarder ce qui est humain en nous ? 

-Paru en Avril 2024 – Éditions Erès collection HUMUS-

Newsletter de la FEP, mai 2024

Pour le fondateur de la sociologie française Emile Durkheim, le lien social permet les interactions, les relations interpersonnelles, il instaure un tissu où solidarité, appartenance, cohésion sociale peuvent coexister. Un lien fondamental pour le maintien d’une société, où le vivre ensemble est possible. Février 1972, Lacan articule plus particulièrement discours et lien social. Un discours comme fondement du lien social : « le lien social ne s’instaure que de s’ancrer dans une certaine façon dont le langage s’imprime, se situe sur ce qui grouille ; c’est-à-dire l’être parlant. »
Etant donné que le sujet est aliéné dès sa naissance dans le langage et les structures symboliques qui préexistent à son existence, immanquablement le lien social est marqué de cette aliénation. Dit autrement il est noué par ce qui travaille le sujet, le savoir inconscient. Ce savoir inconscient dont nous “sommes travaillés dans le discours analytique”.

Dans une société en mutation, comme celle que nous vivons aujourd’hui, la lecture que nous pouvons en faire, ne peut faire l’impasse de reprendre Lacan, sa théorie des quatre discours, et particulièrement le discours du maître. Comme le souligne dans son dernier ouvrage le philosophe Dany-Robert Dufour (que nous avions invité lors du congrès FEP d’octobre dernier), il s’agit de « savoir qui est le maître ?». Soit c’est le sujet qui fait ce qu’il veut, soit c’est le marché avec son discours, celui du capitaliste. Toujours en 1972, Lacan disait à ce propos, comparé au discours du maître, le discours du capitaliste, « c’est exactement le même truc, simplement c’est mieux foutu, ça fonctionne mieux, vous êtes plus couillonnés. »
C’est à ce retour nécessaire que nous invite le livre Le lien social en question, sous la direction de Jaques Garnier, pour une cause essentielle celle du « comment sauvegarder ce qui est humain en nous ? ».

Jacques GARNIER est psychanalyste au Relecq-Kerhuon (Brest), fondateur de l’Ecole psychanalytique de Bretagne (EPB), ancien membre de l’Association lacanienne internationale et de la Fondation européenne pour la psychanalyse, auteur de nombreux articles et conférences publiés dans les revues de l’EPB (Al Lizher, An Treizh, Les cahiers de l’École).

Ce livre est construit comme un dialogue entre plusieurs analystes sur les mutations que notre monde connaît aujourd’hui, pourriez-vous nous dire comment est née l’idée de cette rencontre ?

Jacques Garnier : Comme vous le disiez, j’ai fondé L’E.P.B. en 1996 d’abord pour favoriser le travail avec des collègues de la même région, pour y favoriser l’inscription du discours analytique et contribuer à la formation des analystes. J’avais déjà créé deux autres associations E.P.I. (pour l’extension de la Psychanalyse dans les institutions), et l’association « Une Autre Écoute. J’avais déjà le souci de l’articulation du symptôme individuel et du symptôme social. J’ai donc dissous ces deux associations afin de regrouper et d’intégrer ces approches dans le cadre de « l’Ecole Psychanalytique de Bretagne », fondée en novembre 1996. L’accélération de la destruction du lien social, sous l’influence de l’idéologie néolibérale du capitalisme, celle-ci potentialisée par les nouvelles technologies, et d’autre part, les effets du travail analytique (association du travail analytique et du travail théorique), m’ont conduit à prendre l’importance de la menace qui pèse sur la spécificité de notre humanité. Je ne reviens pas sur ces symptômes, les contributions de ce livre en témoignent. C’est ce colloque de 2022 qui est à l’origine de cet ouvrage qui, pour des raisons éditoriales ne pouvait être présenté comme les actes de ce colloque. Aussi, les discussions qui eurent lieu et qui furent très fructueuses, sont publiées à part, dans un numéro des cahiers de l’E.P.B.

L’ordre du marché défait le lien social, au nom parfois de l’adaptation, du progrès. L’art, la culture, voire même des psychanalystes, dans leurs positions médiatiques, écrits, ne se laissent-ils pas emporté par ce nouvel ordre ?

JG : Les psychanalystes sont d’abord des femmes et des hommes plongés dans le tissu social de leur culture et de leur époque. Mais ils exercent comme le disait Lacan en reprenant Freud, un métier impossible : se prêter à occuper le semblant d’objet petit a. Il y a lieu de distinguer la relation analysant- analyste construite dans la cure à partir du transfert et ce qui se tisse dans le cadre des associations analytiques. Même si l’on peut espérer qu’un sujet analysé, soit plus en mesure de savoir ce qu’il engage dans sa relation avec les autres, force est de constater, que ce savoir préside très peu à la vie des associations et des relations entre elles. On y rencontre souvent les effets du discours capitaliste. Lacan a essayé d’inventer des dispositifs qui prétendaient atténuer ces effets surmoïques et aussi narcissiques. Je pense à la suppression des noms d’auteurs dans Scilicet, aux dispositifs de l’EFP, et enfin à la visée et aux dispositifs de la passe. Force est de constater que cela n’a pas rencontré un succès décisif. Bien des associations se comportent aujourd’hui comme des multinationales. Cela contrevient aussi bien à l’éthique analytique qu’à la nécessaire disputatio, et probablement aussi, à la conduite des cures. Il nous faut revenir à plus de modestie et au dépassement des haines et des concurrences. Les analystes qui relèvent de la même éthique, celle de l’inconscient, du bien dire et du réel, sont de la même école prise au sens antique du terme, celle de Freud et de Lacan. Bien sûr, ils appartiennent à des associations différentes en fonction de l’histoire de leurs membres, de leur style singulier, de la sphère géographique de leur implantation, bref, de l’originalité de traits, secondaires par rapport à la visée et à l’acte qui les réunit. Et souligner avec insistance ce qu’ils ont en commun, ce qui est le plus précieux, ne nuit en rien à la spécificité dont ils peuvent faire preuve par ailleurs. Cela conduit plutôt à l’échange les discussions et si cela pouvait être le cas, à renforcer la présence du discours analytique face aux dérives de l’idéologie ambiante et de l’illusion des effets de certaines techniques de coaching ou de rééducation auxquelles les psychologues sont souvent « invités ». Cela permettrait aussi d’asseoir une position épistémologique dans le champ scientifique.

Jean-Pierre Lebrun parle de “l’avènement de l’individu total” qui ne doit rien à la société mais exige tout d’elle. Un No-Limit, une époque où l’on prône l’autodétermination du sujet, ne serait-ce pas rien de moins qu’une forclusion de la castration ?

JG : Vous m’invitez à dire un mot de cette forclusion de la castration. Dans ce livre, j’ai inclus un texte d’une conférence de Marcel Czermak donnée à l’E.P.B. Comme on le sait, il a beaucoup traité des questions de l’objet petit a dans la psychose. D’être plongé dans le langage et d’y puiser dès lors la seule manière de tisser le lien social, suppose de renoncer à la jouissance de cet objet, nous conduit à en être irrémédiablement séparé, c’est la perte nécessaire à l’inscription de l’humain parmi les autres elle a pour conséquence notre accès au désir. Ceci ne peut s’opérer sans la castration symbolique. Lacan reprend ce passage de manières différentes en particulier lorsqu’il déploie les questions frustration, castration, privation, sur lesquelles nous pouvons nous appuyer pour éclairer ce qui se passe pour les jeunes enfants aujourd’hui. La castration symbolique concerne l’assomption de ce défaut constitutif nécessaire à nos relations sociales, à nos relations amoureuses, et aussi à la pratique de la politique si celle-ci est considérée comme la régulation des jouissances. Le discours capitaliste, vous le rappelez, est une guise du discours du maître il met en relation le sujet et l’objet ; mise en relation directe impossible dans les autres discours qui eux, organisent le lien social. Mais ces objets, pris à cette place dans cette configuration du discours capitaliste et dans la circulation infernale qu’il organise, ce sont, dit Lacan des « lathouses » On y reconnaîtra volontiers les objets attrapes désirs au service de l’extension du marché. Ce sont des succédanés de l’objet cause du désir. Quant au sujet, il se trouve aussi concerné par une forme d’effacement ou plutôt de brouillage de sa division. De ce fait, se multiplie à la fois une illusion de toute puissance et un lien social réduit à de la communication. Le discours capitaliste nous fait prendre des vessies pour des lanternes. Jean-Pierre Lebrun a appelé cela la perversion ordinaire. Et lorsque l’on sait les effets de la perversion, il n’y a pas lieu de l’opposer à la psychose sociale dont parle par ailleurs Marcel Czermak.

Le discours de l’analyste peut-il encore être entendu dans un monde où l’immédiateté, l’ère des réseaux sociaux, du numérique, du protocole, ont pris le pas ?

JG : Le capitalisme lui aussi évolue, ses modalités se modifient, elles se durcissent, s’amplifient, se renforcent par les techniques numériques et les réseaux sociaux et concernent toutes les modalités de la vie humaine. Elles concernent aussi chacun pas seulement au titre de victimes mais aussi au titre d’acteur. Lacan disait vous serez tous couillonnés. Mais il disait aussi combien le discours analytique pouvait contribuer à résister à ce « couillonage » et en quoi il contribue à sauvegarder et renforcer notre humanité. S’il contribue efficacement à nous rendre résistants à des processus de déshumanisation, il possède la faiblesse de ne pas produire de lien social même s’il contribue à épurer nos illusions et nous engage à assumer la manière dont nous pouvons pacifier nos relations. Pourra-t- il sortir de la disqualification qu’il subit actuellement. ? Cela dépend de nous les psychanalystes, et cela nous engage à ne pas se désintéresser ni des choses de l’amour, ni de celles du politique. Toutes deux dépendant du traitement de la jouissance. Cette réflexion se poursuivra dans le cadre de l’Ecole Psychanalytique de Bretagne qui a programmé pour sa journée du 1 juin prochain : « De la haine ordinaire à la violence débridée » Le travail de ces questions y sera sûrement amplifié et prolongé